"Le rêve des momies" (extrait) de Rachid Oulebsir (Algérie)

Publié le 27 Mai 2014

"Le rêve des momies" (extrait) de Rachid Oulebsir (Algérie)

" Brouillées, mes idées sautaient comme des gouttelettes d’eau sur une surface brûlante. Je me réveillais à chaque aube avec le chagrin de ma vieille mère que je n’avais pu enterrer.


Elle m' apparaissait dans le rêve et ne cessait de me répéter dans son ancienne langue kabyle que les hommes les plus endurcis pleuraient aussi, que chacun de nous avait deux coeurs, OUL, l’organe du courage, de la bravoure et TASSA, qui couve la larme, l’amour et l’affection.


« Qu’est-ce qu’une femme dans un monde sans hommes ?" me répétait ma vieille paysanne de mère qui avait vu le bateau de l’exil emporter son père, la guerre emmener son mari , ses frères et l'ecole lui arracher son fils ! Elle s’asseyait en tailleur, se délivrait de sa longue solitude. Elle me submergeait de récits lourds et déchirants,des mots primaires de tous les jours, des paroles de pain et de sel :

« Ma vie est une douloureuse et tortueuse impasse. Mes traits effacés portent chacun une absence. Mon dos voûté peut nommer toutes les bouses, les pailles brillantes, les fagots de bois mort imbibés des pleurs de l’hiver. Ma poitrine striée est un soufflet de forge. Ma bouche édentée a une haleine de sacrifice. Mes mains verruqueuses sont des tapis de ronces.


J’avais les doigts confondus avec des mamelles intarissables, des neiges de laine effilochée, d’immenses trames à tisser. Mes yeux avant d’être myopes ont fixé tous les panoramas, tous les horizons, le début des naissances, le bris des étoiles filantes, la mort suspecte des foetus, la lente agonie des pétales.Mes oreilles, avant d’être sourdes, ont tout distingué, le souffle de l’obus de la foudre et du tonnerre, la rumeur venue des mers du pas craintif des amoureux. »


« Qu’est-ce que donc une femme dans un monde sans hommes ? Je suis le spécimen rare d’une race en voie de disparition, une pièce de musée, une vieille paysanne qui mourra maintenant qu’arrivent la lumière, l’eau courante, le gaz, l’automobile. Je fais partie du folklore. Ma jeunesse se déroula comme un long rire flottant dans un brouillard de joie et d’insouciance. Je fus longtemps heureuse puis la mort d’une gazelle m’affligea. Le blé ruisselait avec la sueur des hommes, acre, brillante, fructueuse. Je ne connus jamais plus d’autre douceur. Je voulus, un jour prendre la parole : On m’imposa contre mon silence des bijoux rutilants d’At-Yeni, des robes brodées d’or de Constantine, des fibules d’argent d’Ighil-Ali. Je devins une chèvre.»

"Le rêve des momies" (extrait) de Rachid Oulebsir (Algérie)

Rédigé par Rachel Chidiac

Publié dans #Univers des poètes

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